[bande-son]

Deindre n’était pas franchement la Licorne la plus voyageuse qui fût dans Paris, toute occupée à soigner les malades de son entourage, faisant d’une pierre deux coups, elle œuvrait à la fois pour l’amélioration de la santé dans le quartier le plus démuni, et en profitait pour parfaire ses connaissances médicales et d’herboriste. Elle avait grand soin de ne faire primer aucune de ces deux missions sur l’autre, et poursuivait ses travaux, de bien maigres travaux mais après tout, elle avait toute la non-vie pour les parfaire, dans le respect de ses croyances. Ces dernières étaient au fondement de sa vocation, les plantes et la nature se faisaient l’écho de ses convictions profondes. Tout était là, sous leurs pieds, dans la Terre,  cette Terre bienfaisante qui était à elle seule suffisante pour toutes les choses de la vie ou de la non-vie. Il n’y avait pas de place, dans son cœur, pour quelque autre que Dieu, quoi qu’on lui en dît, et Bon Sang, comme on lui en avait dit à ce propos.

Les valeurs catholiques n’étaient pas, au sens de Deindre, une mauvaise chose, mais elle ne supportait pas toute la faste, tout le mysticisme qui les accompagnaient, en premier lieu et surtout parce que son corps en portait encore les zébrures dans le dos. Des cicatrices, toujours des cicatrices à dissimuler, dos ou front, flagellation ou troisième œil, la prudence était bien entendu de mise.

Ce soir là, Deindre pourtant, prit la décision de sortir, de se rendre en quelque autre endroit. Elle priait ardemment pour que fût présent celui vers qui tous les renseignements glanés depuis la visite du bon Père Théobald serait entre ces murs, mais elle n’en avait pas de certitude. Il lui avait laissé entendre qu’un Semblable, un des leurs était Conseiller. Peut-être que l’approcher lui permettrait de trouver un peu de paix, un peu de légitimité à sa présence en Paris.

Car les propos du père Théobald avaient jeté un grand bloc de glace dans l’océan de son cœur, ils n’étaient possiblement que trois. Trois licornes à Paris contre une armée d’Usurpateurs ! Comment diable pouvait-on espérer que quelque chose de bon sortît de cette guerre ? Mais allons, il ne fallait pas céder au désespoir, s’il y avait véritablement en les murs de cette belle cité une vieille âme capable de répondre à ses interrogations, c’était certainement lui… Si tant était que son existence ne fût pas une simple chimère.

On lui avait parlé de l’Hôtel Dieu, cet endroit où la charité était reine, où tout miséreux pouvait se rendre, où chacun pouvait venir quémander une aide. Deindre était à sa façon une miséreuse, non pas de condition sociale, bien que cette dernière fût loin d’être brillante, mais au moins avait-elle un toit au dessus de sa tête, mais en son âme. Pourrait-on y faire quelque chose ?

Elle s’y rendit, au cœur de la nuit, drapée dans son éternelle cape de voyage. Un bien qui la suivait depuis son nouvel état de vampire, un bien qui avait une trentaine d’années maintenant, que Jehan lui avait offerte. Une fibule, simple ornement de cuivre, retenait les deux pans de tissus à sa gorge tandis qu’elle rabattait le capuchon. Ce bijou de peu de valeur était le seul qu’elle portait, il était frappé d’un triangle, signe de trinité, un rappel de l’emblème de la lignée. Afficher cet emblème aurait été une hérésie alors que tous les sorciers étaient à leur poursuite, mais ce petit triangle, un simple poinçon qui ne dépassait pas les trois millimètres de hauteur était pour elle comme un rappel de ce qu’elle était, un signe distinctif sans en être un, une façon de se souvenir.

Lorsque le bâtiment, écrasant de verticalité et de sobriété fut devant elle, la jeune femme sentit son cœur se serrer un instant. Voici que le moment de vérité sonnait. On l’y accueillit avec bienveillance, même à cette heure tardive, cherchant à savoir ce qu’elle voulait, en quoi on pouvait l’aider. Deindre, impressionnée, ne sut au départ quel discours tenir, puis elle opta pour la plus simple vérité.

« Je cherche quelqu’un. »

Aucune nouvelle de Zahariel, pas un mot, pas un symbole, rien que le silence de la nuit et cette voue étoilée pour conseil. Lune après lune, je sentais mon influence décroitre et en mauvais général je ne disposais que de peu d'hommes. Une armée de bienfaiteurs à vrai dire, j'étais le seigneur secret de ce dispensaire de soins. Les mères supérieurs connaissaient mon visage, mon nom, elles connaissaient ma souffrance et l'étât de mon âme. Aussi quelques unes dont je savais l'esprit éloigné de toute peur, ces femmes m'avaient permis de me nourrir. Pour cela je les en remerciait chaque nuit.

Je pensais qu'en cette nuit glacée aucun chamboulement e viendrait bouleverser ce petit monde. J'étais las de cette torpeur éveillée, une fondation pullulait la sous mes yeux ! Et je ne pouvais rien tenter. Ce n'est pas en méditant sous ce ciel merveilleux que ce problème se pourra être résolu. Mais encore, je ne faisais qu'appliquer la parole du sage Zahariel. Ne pas sombrer dans la haine... Il n'avait pas vu l'horreur...

J'étais furieux et songer à méditer devenait impossible. Sur le toi d'un bâtiment annexe j'avais vu sur la cour et quelle étrange vision de voir la vieille dévote en conversation avec une personne dont l'aura ne pouvait mentir. Aucune conclusion, non aucune si ce n'était que je ne connaissais pas cette personne. Son aura était bien douce pour appartenir à un mécréant à ma recherche.

Je ne put entendre ce que disait Lucie, simplement je pris l'option de converser avec elle par télépathie.

¤Pourrais tu m'amener cette personne Sœur Lucie, je te remercie.¤

Toujours être reconnaissant à la gentillesse des sœurs, héberger un soldat s’avérait déjà une épreuve pour ces femmes de foi.

La soeur Lucie était bien bavarde.

"Solomon... Il vous demande, peut-être es-ce la personne que vous recherchez. Il est vraiment généreux vous savez, c'est un véritable saint. Oh à ce moment de la nuit il doit encore perché au dessus du toit de l'office. Je lui ai pourtant cent fois répétés que c'était dangereux ! Soeur Catherine, à combien de rhumes avait-elle récoltée à sortir tard la nuit ainsi."

La suite paraissait bien ennuyeuse...

"Oh ce sont de vieilles pierres assurément..."

Des détails futiles qui ne cessèrent qu'a la vision d'un homme de dos, assis en tailleur. Vétu d'une simple tunique de toile, le soldat s'en trouvait ainsi dépourvu de toute armure. Mais nulle peur dans la posture, il avait confiance en cette âme.

"Messire Solomon, c'est la jeune fille."

"Merci pour votre temps soeur Lucie, allez vous coucher, je ne souhaite pas vous voir attraper un rhume. N'ayez crainte pour les portes je m'en occuperai."

D'un petit sourire heureux la vieille religieuse salua respectueusement le soldat, puis s'en retourna pressée de dormir. La voix du soldat était douce et respectueuse, sans pour autant se retourner, il semblait être émerveiller par le spectacle des étoiles. La nuit était belle.

"Veuillez excusez soeur Lucie pour son coté bavard. Vous cherchez une personne?"

Deindre fut menée après de nombreux bavardages auxquels elle répondit de bon cœur, à un homme, assis sur le toit, il lui tournait le dos. Il n’était que simplement vêtu d’une tunique, et ne semblait pas disposer d’armes. Pas visiblement en tous les cas. Prudente, Deindre usa de ses sens pour tenter de déceler si oui ou non, un cœur battait sous cette poitrine. A l’oreille, elle distingua le mugissement du vent – une simple brise, mais son acuité s’était développée pour un temps – la naissance d’une tempête, un cri au loin, un simple écho, sans doute un guet apens dans un autre quartier de la ville, le petit pas de nonnes dans le bâtiment, les râles d’un malade, mais aucun cœur sur ce toit pour battre.

Il y avait donc fort à parier que cet homme fût un semblable, oui. Restait à savoir s’il était celui qu’elle cherchait ou non. Restait à savoir si cet homme était des leurs, des Siens.

Sa voix était douce et posée lorsqu’il congédia la Sœur, une politesse extrême, une présence assurée, quelque chose en la jeune fille lui clamait que cet homme était bel et bien celui qu’elle cherchait. Il avait cette même sérénité qu’elle avait vu jadis en la personne de son sire. Une sérénité profonde, non pas encore totale, mais qui transparaissait à vue d’œil. Une sérénité qu’elle-même était encore bien loin d’avoir, tant son âme lui semblait en bouillonnement incessant. Et les longues heures de méditation ne changeaient rien. Son esprit était bien trop troublé d’émotions contraires.

Il fallait de la prudence, encore et toujours de la prudence. Deindre était lasse de ne pouvoir accorder à personne sa confiance, et c’était pourtant le seul choix qu’il lui restait pour sa survie. Elle ne bougea pas, resta à bonne distance au cas où il lui faudrait se replier, et se hasarda à une réponse.

« Mon défunt père, le guérisseur Jehan Van Hellem, m’a demandé sur son lit de mort de venir ici, à Paris, et de trouver assistance pour notre… famille. Il disait souvent que de ses amis étaient ici, mais je ne puis savoir si vous êtes l’une des personnes que je cherche. »

Sa voix mourut dans la nuit. Tant de sous entendu dans seulement deux phrases, tant de nouvelles également si ce Vampire était celui qu’elle cherchait. Jehan Van Hellem, le fameux guérisseur, celui qui avait, toute sa non vie durant, mis au service de chacun sa science, celui-là même avait trépassé sous les coups des sorciers. Il avait également réalisé l’étreinte sur une jeune personne qui était désormais là, sans Sire, dans une ville qu’elle ne connaissait guère. Les questions implicites étaient nombreuses. Elle priait pour que celui qui semblait être bun soldat au repos, ce dénommé Messire Solomon, soit bel et bien un enfant de Saulot, une Licorne, une porte d’espoir dans ces nuits un rien trop sombres.

Elle l’espérait ardemment, oui, mais en vérité, à ce point déçue des récentes rencontres qu’elle avait eues, Deindre ne pouvait croire en sa bonne étoile ce soir là. Il y avait probablement une erreur sur le lieu ou la personne, on lui apporterait nécessairement une nouvelle funeste. Les derniers jours l’avaient ainsi démontré.

Ainsi donc, une amie se présentait à moi. Une personne sans doute perdue en ces flots sombres, une âme égarée... Car Jehan avait été une victime des mains Tremere, je le savais, Zahariel m'avait conté sa tristesse à ce sujet. Il était un être bon, dévoué au service de ses pairs, des mortels. Une âme fauchée par l'engeance, nous étions des proies si faciles pour eux... Malheur. Ainsi donc Jehan avait une fille, j'avouais mon ignorance à ce sujet.

Sans me retourner encore, je pouvais lire la détresse, je pouvais percevoir l'envie de trouver un refuge, un ami, enfin... Je pouvais être cet ami, cet être en qui l'on pouvait avoir confiance. Mais trop de mort avait usée ma capacité à aimer, à savoir protéger et mon esprit était bien trop distrait à compter les jours qui me séparaient de mon sire.

D'un mouvement lent, je me redressai et enfin pivotai mon regard sur cette jeune personne. Ses traits avaient la douceur de sa voix, elle était le portrait d'une vérité criante exprimant la souffrance de tout un périple. Ce triangle, cet emblème, je ne le connaissais que trop bien, une amie qui en cette nui prenait un risque. Ne pas jouer de cette frayeur et dans un murmure, lui avouer.

"Je ne connaissais pas Jehan de vue, seulement de mots, mon père me disait tant de bien de cet homme. Je me nomme Solomon et je pense être la personne que vous recherchez."

Doucement j'écartai mes doigts, ma poigne qui tenait fermement un symbole, le triangle. Dans cette nuit venteuse, je regardais cette jeune âme avec la tendresse dévolue pour son malheur. Elle avait perdue un être cher, comme beaucoup en ce massacre.

"Ici vous trouvez refuge et assistance, vous n'êtes pas seule."

Combien de fois avais-je espéré un avenir meilleur pour ceux qui avaient croisés ma route. Combien de fois, le malheur avait toqué à leurs portes? J'avais peur et en cette lune, j'avais faibli.

Je décida de me rapprocher d'elle, à un pas nos corps étaient séparés et ce vent qui hurlait sans cesse. J'apparaissais comme un soldat bien froid, mais comment témoigner de l'affection après tant de colère enterrée, tant de tristesse éprouvée.

Deindre était dévorée par le doute et l’angoisse, dévorée par la crainte de s’être trompée de personne, d’avoir erré vers le mauvais endroit, et le mauvais moment. Ce doute avait emplit son âme, et noirci un moment son jugement, aussi, lorsque celui qu’elle apprit être par la suite Solomon se retourna pour la regarder, elle ne put s’empêcher de voir en lui le guerrier, le possible acteur d’un massacre. Et elle eut peur, sincèrement peur. Peur de s’être montrée à découvert à la mauvaise personne. Oh, son capuchon couvrait toujours une partie de son visage, mais à la vérité… c’était une bien trop maigre protection.

Il lui avoua deux choses dans la même phrase. Un frère, et une ignorance. Il était un frère, il ne connaissait pas Jehan. La chose n’était pas surprenante, son Sire avait beaucoup voyagé, et pourtant, sur les années durant lesquelles ils avaient cheminé ensemble, bien peu de semblables avaient croisé leur route. Bien peu, jusqu’à ce soir là… Deindre perçut la bouffée de colère et de haine qui naissait en elle avant même que celle-ci ne gagne son cœur ou son esprit. Elle trembla un moment, à mi chemin entre les larmes et l’envie d’aller ériger un bûcher funéraire à l’attention du premier sorcier qui passait.

Assurément, cela faisait longtemps que la paix n’avait pas habité son cœur, pourtant, ce soir là, elle essayait de se maîtriser, de rester là, face à Solomon, la plus imperturbable possible. Ne pas laisser le flot d’émotions venir, ne pas le laisser prendre cette place qui ne lui était pas dévolue. Nom de Dieu, se maîtriser, elle n’était pas une de ces insupportables créatures de la Sagesse qui s’embrasaient pour un rien, il lui fallait garder le contrôle !

La dernière phrase de Solomon la fit sourire. Elle n’était pas seule, non, mais étaient-ils suffisamment nombreux ? Ne commençait-on pas à les appeler les mangeurs d’âme, à les chasser partout où ils allaient ? C’est amère qu’elle commenta cette dernière réplique.

« Pas seule, certes. Mais je crains que notre famille ne soit plus suffisamment nombreuse désormais… »

Elle secoua la tête. Il était proche, si proche d'elle. Le vent glacial s'engouffrait entre eux, Deindre ne pouvait approcher, ne le voulait, elle percevait malgré elle un carcan, une enveloppe, Solomon était un guerrier, il n'y avait pas de place pour une guerrisseuse à ses côtés, c'était là une bien étrange pensée et pourtant... Pourtant c'était ainsi que cette figure immobile lui apparaissait. Une statue, peut-être trop éloignée de l'humanité par les combats... Mais elle s'égarait.

« Pardonnez-moi ce défaitisme, je ne suis pas guerrière, je ne devrais pas m’égarer à ce genre de remarques. Mes excuses, Messire. Je suis arrivée il y a peu en cette ville et ne la connais pas, j’y ai toutefois rencontré un semblable il y a quelques nuits, le père Théobald, un frère également. Dites moi, si vous le voulez bien, ce que je suis censée savoir sur Paris. »

Poser une question, se distraire, empêcher l’émotion de prendre le dessus. Voici quel était le combat que menait la guérisseuse, en apparence impassible. A la vérité son âme était agitée, bouillonnante davantage de haine et d’âpreté au combat et à la vengeance qu’à la compassion. Un bien triste chemin pour une fille de Saulot, elle en convenait elle-même dans ses moments de lucidité.

La défaite résonnait en ses propos, j'étais fatigué de ce sentiment. Car elle avait raison, elle ne s'illusionnait point, nous étions en déclin. Notre fin approchait inexorablement... Devais-je ternir ce tableau déjà si noir ? La parole d'un soldat sur ce sujet avait bien sur plus de poids. J'étais las de ces pensées, fatigué de ce constat. Moi le maître stratège je ne pouvais que constater nos pertes, je ne pouvais que prévoir la fin prochaine. Une nuit ou tout aurait put être un peu moins brumeux, une jeune guérisseuse me rapporte la voix du malheur. Avais-je besoin de cela ? Non, pour ne pas désespérer. Oui, pour ne pas oublier. Le sujet lancé, je ne pouvais passer à coté. Sans doute j'apparaissais plus expressif, et le ton montait aux mots. La colère esquivait enfin ma raison pour enfin s'exprimer. Je n'étais point non plus vociférant, sans doute un peu zélé.

"Donnez moi une armée, donnez moi le commandement et je les terrasse !"

Ici le général de l'armée byzantine parlait, ici l'ancien stratège de l'empereur que j'étais imposait de toute sa stature. De mon doigt j'indiquais une batisse et continuait alors la déclaration.

"Ils se sont installés non loin d'ici. Avons nous des alliés ? Ils donnent refuge à ces monstres ! Je suis conseiller du Prince, lui, celui qui dort à donné sa voix à cette infection. Ils tournent le dos à notre clan, nous n'avons pas d'alliés, seul les loups semblent comprendre la menace des usurpateurs. Point d'armée, point d'alliée, ma chaise au conseil n'est qu'argile. Paris est une place ou je veille à rassembler ceux qui sont perdus. Il ne s'agit pas de vengeance, seulement d'une maigre résistance, c'est tout ce que nous pouvons faire..."

Puis vint le temps de la raison.

"Pardonnez moi à mon tour, j'ai dut vous apparaitre bien rustre. Ne m'écoutez point, je ne suis qu'un mauvais corbeau, annonciateur de tempête. Je ne connaissais point frère Théoblad, êtes vous sur qu'il soit bien des nôtres, on m'a conté maintes ruses ou le sorcier prend l'apparence de l'allié."

Encore une fois j'étais bien trop emporté. Me calmer, repenser aux étoiles, je devais me calmer.

"Paris est une ville contaminée, par la vermine tremere, par les baalis qui grouillent, par la politique qui égorge le pouvoir. Le Prince dort et les souris réclament des miettes. De biens sombres nouvelles, pardonnez moi de n'avoir point ménager mes mots."

Deindre observait avec soin la transformation subite du guerrier. Elle ne s’était pas trompée à son propos, il était bel et bien un de ces soldats, de ces commandants, qui érigeaient autour d’eux une barrière infranchissable, une carapace de détachement et de clairvoyance à la fois, une carapace qui rendait plus amères encore ses propos. La défaite tintait déjà. Oui, à la vérité, Deindre le savait. Ils avaient déjà perdu.

Elle écoute, sans quitter des yeux, comme pour graver en sa mémoire le visage du commandant, cet homme qui parle, qui en impose, qui s’exclame. Il désigne au loin une bâtisse, la fondation des Usurpateurs. Un triste constat, une défaite. Elle était venue ici pleine d’espoir et se retrouvait confrontée à ce qu’elle savait déjà. La guerre était perdue, achevée depuis longtemps. Ceux qui restaient étaient des bêtes traquées, ceux qui résistaient abreuvaient les Sorciers.

Au souvenir du sang de Jehan coulant dans leurs gueules affammées… une perle écarlate dévala la courbe de sa joue pour y imprimer le sombre constat de cette soirée. Une question la sortit de l’affliction, la poussant à occuper son esprit à d’autres tâches, plus immédiates. Solomon semblait se calmer, et il achevait son terrible bilan. Décidément la situation était bien noire, la chose n’était pas surprenante. Deindre ramena un moment sa tête en arrière, levant le menton pour contempler le ciel, et se calmer. Cette unique larme ouvrait la voie à beaucoup trop d’autres. Et l’heure n’était pas aux pleurs, fussent-ils pour un mort.

Avec douceur, elle ose s’approcher, poser sa main sur celle de Solomon, pour le calmer, peut-être, l’apaiser. L’effleurement s’estompe aussi vite qu’il est survenu, elle craint de prolonger le contact avec cet être qui lui semble si ancien.

« Vous n’avez pas d’armée, elle a été décimée, je le crains. De même que vous n’avez pas ou trop peu d’alliés. Vous avez raison, la guerre est déjà perdue. Est-ce pour autant que doit cesser ce combat ? Je ne me rendrai pas sans leur avoir fait payer le prix de leur infâmie, je ne me rendrai pas sans avoir tué chaque usurpateur qui se sera présenté à moi. Le soin est ma voie et pourtant, mon esprit tout entier aspire à la vengeance. Je n’aurai de cesse que de lutter, dussé-je me perdre en chemin. Je n’ai, à la vérité, plus grand-chose d’autre que ma non-vie. »

Un silence. Long, trop long. Deindre était restée songeuse, puis secouait la tête, se maugréant d’une telle franchise. Elle se tenait droite, fine et souple dans sa longue robe élimée, immobile sous la lumière de la lune et celle des étoiles, une statue fragile et déterminée à la fois, que pas une inspiration ne venait troubler. Une statue qui était bien trop délicate pour ce genre de guerre.

« Ne ménagez pas vos mots. Je ne vous demande pas de m’épargner, Messire Solomon, nous avons tous perdu des proches dans ces batailles, ou dans les embuscades qui nous furent tendues à la tombée du jour. Nous avons tous souffert de ces surnoms stupides dont on affuble nos guérisseurs, les voleurs d’âme. Plus que moi, vous devez avoir une conscience aigue de tout ceci, plus que moi, vous devez être sujet à la tentation de la haine, et plus que moi, vous semblez être capable d’y résister. Alors ne cherchez pas à user de fioriture de langage, elles seraient malvenues dans une telle circonstance. Si mon pauvre Sire me voyait réduite à cette quête de vengeance et cette soif de sang, il la désapprouvera, je le crains bien. »

Un dernier soupir. Une question avait été posée.

« Je crois en le père Théobald. Oh, ce n’est pas du fait de son habit religieux, j’ai très peu d’affinité avec la sainte église Catholique. Pardon de me présenter à vous en tant qu’hérétique. Je suppose qu’on me pardonnera peut-être cette faute et tant d’autres un jour, lorsque la paix sera revenue et que le dernier des nôtres aura trépassé. Son œil est vif, ses mots son sincères, et je pense son cœur pur, pour autant que mon jugement ait quelque valeur. Je rechigne à confier ma non-vie à un prêtre, mais je dois bien l’admettre, la confier au père Théobald n’est pas la plus mauvaise idée qui soit, je le pense sincèrement. »

Elle s’inclina, ajouta dans un souffle l’information.

« Pardonnez-moi de tant d’audace. Je m’appelle Deindre, on me dit Maudite de là d’où je viens. Maudite, je ne sais, Hérétique, sans doute, votre semblable, Oui, et à votre service également, sans la moindre condition. »

Solomon était un guerrier, Deindre en avait l’intime conviction avant même qu’il ne parle. Elle pressentait cela à la présence dont il faisait preuve. Son âme semblait solidement rivée à son corps, il était là, oui, présent, non pas au sens d’un être physique qui se dresserait devant elle, mais comme un être de volonté inébranlable. Cela, elle le perçut à sa physionomie, peut-être, cette mâchoire carrée, ce regard vif, ou bien à une imperceptible impression qui émanait de lui… allez savoir…

La jeune guérisseuse en eut confirmation au son de sa voix. Au son de ses questions. Un Conseiller en sursis, un stratège, une lumière dans les ténèbres… Quel imbécile. Ne comprenait-il pas ce qu’il devait être, était-ce à elle de lui donner cette réponse ? Elle demeura silencieuse. Son courage était sans faille, elle le pressentait. Solomon n’était pas de ceux qui cesseraient cette guerre de leur plein gré, et ce n’était qu’une épée au travers du corps qu’il rendrait les armes, oui. Que pouvait-elle répondre à une telle décision ?

S’affranchir… de la Haine. Il avait raison, bien entendu, elle le savait, l’avait toujours su. Un guérisseur qui se hasardait sur cette voie n’en revenait pas, condamné qu’il était à errer comme un pauvre hère en de bien troubles eaux. Cette noyade, elle ne la souhaitait pas, mais la voyait déjà se profiler dans ses nuits trop longues, hantées des terribles images de ce combat, hantées par la mort de Jehan. Une nouvelle larme qui coulait tandis que Solomon parlait. Elle ne put la réprimer, et se refusait pourtant à s’autoriser la douleur. Il y avait encore tant de choses à faire, tant de choses qui différaient ces devoirs aux morts.

Un sourire pâle cependant naquit à la mention des convictions de Solomon. Bien, cela la rassurait de savoir qu’elle n’était pas seule à se tenir résolument loin des croyances. Les raisons n’en étaient surement pas les mêmes. Qui pouvait en effet se targuer des sillons de son dos, et des cicatrices de sa nuque ? Mais cela, elle ne le souhaitait à personne, sauf peut-être aux Usurpateurs….Non, pas même à son ennemi, à ce qu’on disait.

Les lèvres s’étirèrent un peu plus, sans grande conviction, à la dernière phrase de Solomon. Toute non-vie semblait importante à ses yeux, la chose était réconfortante… à demi seulement, Deindre ne parvenait pas à trouver dans cet intérêt un baume pour son cœur, et elle s’en maugréait.

« Vous êtes l’Espoir, Solomon. Pas seulement le mien, mais celui de tout un clan, de toute une famille. Vous êtes certes un inconnu, certes un conseiller en sursis, mais vous demeurez l’Espoir de notre famille, de nos idéaux, de notre vision du monde. Si votre trône s’effondre, Solomon, le monde ne pleurera pas seulement des morts, mais également son avilissement. Nous ne sommes ni pires ni meilleurs que nos Semblables d’autres familles, mais nos enseignements, nos coutumes, ce qui fait la particularité des fils et filles de Saulot… tout ceci doit survivre, et c’est en partie sur vos épaules que cette tâche repose. »

Elle fut songeuse un moment, puis opina lentement.

« J’ai conscience que cela fait lourd sur une seule paire d’épaules. Je vous prie de m’excuser de vous imposer ce discours. Quant à la haine. J’en ai conscience. Ce combat est de tous les instants, et je suppose que je ne fais que vous répéter ce que vous savez déjà. Les blessures sont encore sans doute trop fraîches pour que me soit accordé de retrouver ma lucidité d’antant… »

Quant à l’hérésie, que pouvait-elle y répondre ? Une boule d’émotion nouait encore sa gorge au souvenir des flagellations qu’elle avait endurées, et une colère naissait lentement en elle, colère et haine, deux sentiments qu’elle ne pouvait tolérer plus longtemps.

Deindre s’effondra, tombant à genoux devant Solomon, regardant le sol, immobile, pendant un long moment. Elle se sentait bien trop faible pour une telle bataille, sans doute aurait-elle dû mourir bien avant. Elle devait être forte, trouver un moyen de se défendre, trouver un équilibre, trouver une paix. Tout ceci était des biens si précieux qui lui faisaient néanmoins défaut depuis trop longtemps. Elle était en proie à de vifs sentiments contradictoires. Le désire d’abandonner, et celui de vaincre, le désire de vengeance, et celui de paix. A coup sur, son aura, cet élément dont lui avait si souvent parlé Jehan, devait tourbillonner de milles couleurs, de milles tempêtes…

« Apprenez-moi. »

Elle leva la tête vers Solomon.

« Apprenez-moi à me battre. Contre la haine tout autant que contre l’ennemi. »

Une bien singulière requête.

[HS : tu me détournes de la sphère du temps... mais ça fait plaisir de te voir reposter ici ^^]

Deindre était restée immobile, tombée sur un sol de pierre froide, les cheveux libérés aux quatre vents. Elle s’était soudainement sentie bien perdue, bien sotte également, d’être ainsi dans une telle position de faiblesse face à un Semblable qu’elle ne connaissait pas. Mais il incarnait l’espoir, et cet espoir devait continuer de luire dans le ciel Parisien. Tant qu’il y avait une poignée d’entre eux… Tant qu’il étaient guidés à la fois sur les chemins du combat et de la paix… Mais ce Semblable avait-il les épaules suffisantes pour cela ?

Deindre le vit douter quelques instants, puis ses traits se détendirent un peu et il se mit à parler, à s’excuser. La chose était étonnante, et la jeune caïnite en resta un moment coïte. Le considérer comme un protecteur ? Quel étrange sentiment s’emballait soudainement dans sa poitrine ? En tant et tant d’années de guerre, elle n’avait jamais ressenti ce papillonnement, ce frémissement en lieu et place de son cœur qui la rendait soudainement fébrile. Qu’était cette sensation de brûler d’une flamme nouvelle, d’un espoir nouveau ? Etait-ce cela ce sentiment qu’elle n’avait jamais perçu auparavant, de l’Espoir ?

Dans cet acte de protection qu’il lui promettait, c’était la fin d’une errance, l’attente d’une sécurité, ou du moins d’une situation moins alarmante, qu’elle espérait voir. Deindre n’avait pas pour volonté le confort d’une vie de nantie, ou la paix d’un couvent, elle ne cherchait qu’une chose, une présence. Savoir que son nom était connu d’une personne au moins, et que cette personne pourrait la guider. Elle n’avait vu, en Théobald, qu’une aide, mais non pas un guide. Serait-il son guide ? Ce rôle que son Sire n’avait pas pu tenir en totalité, celui qui l’aiderait à trouver son propre chemin, sa propre façon de déployer ses ailes ? Le mystère était entier, et le ton se fit solennel.

Solomon lui fournit la réponse qu’elle attendait sans doute le plus au monde, la parole qu’elle avait toutefois redouté autant qu’attendu. En un instant, Deindre replongea dans le passé, lorsque son Sire, Jehan, lui avait tenu un jour à peu près ce langage. « Tu dois, lui avait-il dit, être capable de guérison, oui, de soin et d’attention… Mais tout ceci ne te sera utile que si tu es capable de rester saine et sauve. Tu rechignes à tenir une arme, je le sais, c’est pourtant ce que je vais exiger de toi. Tu dois être capable de te défendre, les routes ne sont plus sures, désormais, même pour les hommes et les femmes de bien… surtout pour eux à la vérité. » Des proies faciles, comme la jeune fille de Saulot le comprenait désormais. Elle aurait dû l’écouter, oui. Dans son jeune âge, elle n’avait pas compris la portée du propos de son maître. Etait-il mort parce qu’elle n’avait su le protéger ?

Regard contre regard, Deindre n’avait pas peur du jugement de Solomon. Etrangement elle percevait en lui autant de forces que de faiblesses, autant d’humanité que de clairvoyance, autant de haine que de dépit. Tout ceci semblait se mêler dans le puits sans âge de ses iris, dans la douce prunelle de ce père des leurs. Une lame, oui, pour se défendre et non tuer, une lame pour la justice. Deindre ne répondit pas immédiatement, étranglée par une sorte de réserve, d’émotion qu’elle ne parvenait à saisir ou à expliciter, puis enfin, les mots tombèrent, un à un, ténu fil qui faisait le lien entre son passé et son avenir.

« Je le suis, Solomon. Je ne fuirai pas devant le fracas de la bataille, ni ne briderai mon bras. Je ne comprenais pas l’insistance de mon Sire, Jehan Van Hellem, lorsqu’il m’enjoignait à tenir un de ces instruments de mort, pensais que la discrétion seule était à même d’apporter la survie, et j’avais tord. Je ne fuirai plus, je vous en fais la promesse. Nous avons tous tant et tant de raisons de nous battre, de nous défendre. »

Elle se releva en douceur, contemplant un moment le ciel, puis laissa choir le constat qui s’imposait, le révélant d’une voix douce à Solomon.

« Puisque je ne parviens pas à trouver la paix dans un bien, dans la guérison, dans l’aide que je peux apporter aux mourants, puisque la triste injustice de la situation ne fait que me battre les tempes encore et encore, je dois revoir mon approche des années à venir. Je ne crains pas un enfer, je ne crains pas un purgatoire. La religion n’est ni moteur ni frein de mes actions. J’ai cessé de croire sous les lacérations et l’eau bénie qu’on me versait sur le crâne pour exorciser le démon qui m’habitait. Au milieu des fumées d’encens, et des bougies, au milieu des prières, des échos lointains des coups, je ne sentais plus la douleur, perdue seulement dans un miroitement du monde que je ne comprenais plus. Mon esprit a dérivé une nuit durant, loin d’un corps brisé par le fanatisme d’une religion aveuglée que cautionnait tout un village dans l’espoir de voir cette enfant que j’étais rentrer enfin dans un droit chemin, et abandonner ses sottes idées d’une Terre mère, d’une nature puissante, d’un lien à ses origines, d’une beauté perdue du monde, travestie par les idées trop noires de ce temps...

Vous connaissez la guerre, Solomon, vous connaissez le combat, vous connaissez sans doute aussi la stratégie, mais ne pensez pas m’apprendre la souffrance, ni dans la chair, ni dans l’esprit. Je croyais devoir vouer ma vie à la guérison, je la vouerai au combat si c’est ce qui m’apporte la paix. J’apprendrai le code de Samaël, et je me montrerai digne de cette voie, si tel doit être le chemin que mes pieds fouleront désormais. »

Guérison et guerre… quel équilibre précaire, quelle vaine folie que de croire possible la conciliation de ces deux chemins. La mort, la vie, un cycle. La vie succédait à la mort, et sur les cendres du disparu croissait à nouveau la vie. Une réalité dont avait confusément conscience Deindre sans pouvoir l’exprimer au clair de sa voix. Une question, une dernière question à poser avant que le carrefour qui s’ouvrait en grand dans sa non-vie ne la contraigne au choix.

« Pensez-vous enfin, que soient inconciliables l’épée et les plantes, la mort et la vie. Ces deux dons, sont-ils sur des voies opposées ? Notre Famille a-t-elle deux branches irrémédiablement inconciliables ? »

Deindre écouta avec soin les paroles de Solomon, presque recueillie. Elle avait laissé, dans sa jeune folie, exploser son ressentiment et ses impressions, et voici qu’il avait du l’entendre, et s’étonner, peut-être, de trouver une guérisseuse si loquace. Il était vrai qu’elle parlait beaucoup, comme l’exigeait sa profession où il fallait faire preuve d’humanité avant tout, ainsi que d’affabilité pour détendre ses patients, et qu’il ne semblait pas être du nombre de ceux qui avaient la parole facile. Aussi l’écoute des rares mots qu’il voulait bien laisser tomber pour elle était une nécessité absolue.

En décelant ces indices qu’il lui laissait, elle serait probablement à même de saisir qui était ce Solomon dans toute sa richesse et sa complexité. Il était visiblement quelqu’un de fort intuitif, de fort émotif peut-être aussi. Sa voix le trahissait, douce, et parfois un peu hésitante. Il n’avait pas l’habitude des discours, la jeune Salubri le sentait.

Il était honnête, lui faisait état des raisons de son choix. Mais Deindre avait compris sa position sur ce conflit. Il semblait avoir perdu la flamme de l’espoir lui-même… Peut-être, se disait-elle, qu’il avait conscience qu’ils étaient tous perdus. Cependant, elle devait se battre… et lui aussi. Pourrait-elle rendre à cet inconnu auquel elle n’était liée que par une famille, le courage de se battre et d’œuvrer pour leur survie à tous ? Il combattait pour l’heure probablement avec l’énergie du désespoir, mais n’était-ce pas mieux d’œuvrer porté par la flamme de l’espérance ?

« Je sais cela, Solomon. Je connais Saulot, et sa première aversion pour les Lames, je sais aussi que Samiel s’en alla avec ses fils combattre les Baali, et qu’il n’en revint jamais, parce que, trop avancé dans les terres Australes, il rencontra des Démons qui l’occirent. Je sais également qu’il laissa un code, écrit et de tradition à la fois, qui mena à la maîtrise de la guerre. J’avais en effet dans l’idée que les voies de guerre et guérison étaient complémentaires… mais au sein d’une seule personne... »

Devait-elle renoncer à guérir pour occire ? Devait-elle renoncer à ses idéaux de paix ? Combattre au nom de la paix ou soigner au nom de la paix étaient-elles les mêmes démarches ? Tant de questions, tant de problèmes qui tournaient déjà dans ce petit crâne. C’était à n’y rien comprendre. Solomon, cependant, lui ôta la difficile tâche de poursuivre plus avant ses interrogations en reprenant d’une voix placide un état de fait. Elle n’était pas en état d’apprendre.

« Vous avez raison, bien sur. Mon cœur peine à la légèreté ces derniers temps vous avez dû le percevoir. »

Elle laissa tomber un petit rire qui s’envola en notes de cristal vers le ciel. Bon sang, cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas ri de la sorte…

« Mes remerciements pour votre hospitalité. Je resterai donc ce soir… Mais il me faudra retourner auprès de mes patients demain… Je ne peux laisser mourir des patients faute de soin, je suppose que vous le comprenez. Il me faut au moins former un remplaçant pour les soins sommaires. »

Un silence gêné s’installa, puis elle reprit la parole en détournant le regard malgré elle. Comme était grande sa peur d’importuner Solomon.

« Puis-je… rester encore un peu ici, sur ce toit, je veux dire. »

Elle ne pourrait s’éterniser, l’aube ne devait plus être très loin, mais…

Deindre laissa quelques instants s’écouler après sa demande, et après les réponses de Solomon, elle ne savait, à la vérité, pas trop quoi ajouter, si ce n’étaient de prompts remerciements à son adresse. Mais ces prompts remerciements, elle les lui avait déjà livrés, et, désormais, vidée de mots, elle ne pouvait qu’observer, intriguée, le soir qui tirait à sa fin.

Solomon s’était installé sur le faîte de l’Hôtel-Dieu, la jeune femme l’imita, un peu en contrebas, peu rassurée de ce qui était à venir, peu rassurée aussi à l’idée de troubler le conseiller. Autant elle n’avait pas eu la moindre crainte à l’idée de lui dire tout ce qu’elle avait eu en tête, autant, à présent que sa fureur était retombée, elle percevait le décalage entre eux deux. Elle percevait la faille dans son être. Cette paix qui lui manquait, ce calme qui l’avait quittée depuis bien longtemps. Solomon l’avait invitée à méditer auprès de lui. Jehan aussi, jadis, lorsqu’elle s’était éveillée, les premières nuits, en proie à la peur et à la soif…

A côté du Conseiller de son clan, elle tenta de se détendre. Ce n’était jamais chose aisée, elle demeurait extrêmement alerte, extrêmement troublée, en proie à de nombreuses pensées parasites. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait tenté l’expérience, à la vérité, qu’elle avait presque oublié comment la mener. Cependant, le chemin lui était familier… Abandonner en premier les couleurs, puis les sons, puis les sensations, puis les pensées, puis jusqu’au moindre écart de l’âme… Cela elle n’y parvenait plus depuis la mort de Jehan. L’abandon des pensées se faisaient, mais demeurait cette douleur diffuse de la perte d’un père, cette terreur non moins diffuse de la fin de leur temps, et cette urgence de vivre avant que les flammes n’aient détruit jusqu’au dernier des leurs.

De vivre… Cela était-il encore possible pour des êtres de leur condition ? Tant de questions qui n’avaient, et ne sauraient trouver de réponse… Deindre restait plus pensive que détendue, tandis que le visage de son Sire s’imposa. Il y avait dans la larme qui roulait sur sa joue, unique perle écarlate pour trahir de la détresse que toute cette histoire causait. En silence, la jeune femme essuya du revers de la main l’inopportune qui aurait pu tâcher sa robe, et elle se leva. L’aube était proche, toute proche, et la jeune femme ne trouverait plus la paix à présent, elle le percevait fort nettement. Sa concentration était imparfaite, et le calme et la sérénité du Conseiller ne savaient l’inspirer suffisamment pour qu’elle crée en elle ce vide si propice, et ce calme si nécessaire à l’héritage des Salubri. Solomon était toujours plongé dans sa méditation, peut-être l’avait-il décelée, peut-être pas, mais elle s’en fut sans faire de bruit, trouver un abri pour la journée dans ce haut lieu. Après tout, le lendemain serait sans doute une autre nuit.