Quel est ce Fléau que je vois ? [with Enguerrand de Limbourg]

Le Fou gesticulait sur la Place de Grève depuis plusieurs dizaines de minutes, devant les bars et tavernes de la place. La nuit, il y avait peu de monde dans les rues. Le Fou le savait, les Fils gigotaient pourtant beaucoup la nuit à cause de ses semblables. Des Fils étaient rompus et d'autres créaient. Il ne les percevaient pas toujours, mais il le savait. La nuit, les lieux les plus fréquentés n'étaient que des cavernes où brûlaient le feu sacré. On avait encore peur des animaux d'avant et de ceux d'après. On avait peur d'être recouvert de la couverture obscure. On se réchauffait alors, tous ensemble, pour se rassurer. On festoyait bruyamment pour éloigner les Bêtes. Vivres et liquides jaillissaient. C'étaient juste qu'on les échangeaient maintenant contre des ronds dorés.

Les gens à la fois curieux et méfiants restaient à distance respectueuse de ce bouffon tout habillé de rouge et or. Son masque comportait de nombreux grelots et souriait d'un air malsain. Le Fou avait-il ce sourire ? Qui pouvait savoir ? Le Fou cachait chacun de ses secrets comme s'il était une énigme vivante. Il ne savait pas lui-même qui il était. Il se savait juste manipulateur de Fils comme les Lasombras étaient manipulateurs de vide. Dans le début de la soirée, Il s'était fait pressant, poussant le Fou à agir cette nuit. Dans cette ruelle, il L'avait senti très présent dans sa tête. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. Cela l'inquiétait comme une discordance. Mais il Lui obéissait, comme toujours. Et le voilà, sur cette place, à gesticuler pour attirer l'attention des non-voyants. Le Dessein allait s'opérer par sa volonté. Il allait leur faire voir. Il fallait qu'ils voient tous. Il continua encore un peu de gesticuler pendant le début du discours pour finir par l'accompagner de façon exubérante comme à son habitude, exagérant ses mouvements.

"Vous riez ? N'est-ce pas ? C'est amusant ! J'aime faire rire à mes dépends ! Mais l'on se rit tout autant de vous ! Vos rois et seigneurs et vos taxes et votre dur labeur. Ils se moquent de vous ! Et vous riez avec eux de la vaste blague qu'ils vous font ! Vous acceptez les moqueries, vous êtes bien aimables et généreux tandis que leurs rires se font de plus en plus railleurs ! Je vous félicite ! Je ne savais pas que nous étions si nombreux à être des bouffons et des fous !"

Il s'approcha d'un homme qui grimaçait déjà à ses paroles. Il l'observa en dansant autour de lui, le fouillant comme s'il était nu devant lui.

*Bien, peut-être de la colère ? Oui, oui, un début, une irritation comme une piqure d'ortie. Nous l'avons, nous l'avons ! Irritons, irritons ! Ouvrons lui les yeux !*

Le Fou utilisa ses dons si particuliers à son clan. Il n'avait pas beaucoup rencontré ses compères de plaisanterie, sauf pour les réunions sacrées. Il les appréciait mais ne leur parlait pas. Trop de Fils. On risquait de s'emmêler ! Il s'adressa à l'homme devant lui, parlant presque amoureusement et de façon audible. Il fallait tout de même que les badauds s'approchent. Le spectacle sonnait à l'oreille comme il brillait à la vue.

"N'as tu pas travaillé pour ces grippeminauds ? Ne se rit-il pas de toi et de ton labeur, ami ? Ne mérite t-il pas de chuter et de faire les mêmes corvées que toi ? Qu'est ce qu'ils vous apportent ?"

L'homme repoussa le Fou, furieux et haranguant les gens derrière lui :

"Rien ! Des ennuis, des guerres qui ruinent, des fils qui meurent en guerre pour le pays ! Nos filles sont obligés de travailler à leur place ! Ce ne sont que des voyous qui se raillent de nous !"

Des hommes et femmes plus ou moins ivres riaient ou hurlaient leur colère. Le Fou remonta sur son perchoir et agita les bras en l'air en riant. Ils n'étaient pas des mille et des cent mais une bonne vingtaine à l'écouter, approuvant d'un hurlement de temps en temps dans le discours. Le Fou ne comprenait pas pourquoi il disait tout cela. C'était comme si ce n'était pas ses paroles. On lui avait imposés. Ce devait être Lui. Il alternait momentanément entre des faux pleurs, une voix d'une tristesse incroyable et des rires presque démoniaque, puis hurlait de colère. Sa voix avait mêmes des tremolos terribles et exagérés. Il passait dans la foule et s'apitoyait sur l'épaule de l'un, qui se reculait effrayé, puis prenait à parti un autre qui s'exaltait de colère avec lui.

"Il y a pire que cela ! Tous ces hommes et femmes qui se rient de vous sont eux-mêmes manipulés dans l'ombre ! Des monstres ! Des monstres du Diable font de votre vie un Enfer sans jamais se révéler ! Ils ont trop peur de vous ! Alors ils font que des gens puissants par naissance et non par mérite rient, vous fassent travailler durement et vous font une vie de misère ! Qui a les moyens de se pavaner avec des bijoux et des armes de chez le meilleur joaillier ou de chez le meilleur forgeron ! Pas vous ! Et pourtant, c'est vous qui suez pour qu'ils aient tout cela ! Manipulés ! Railleurs ! Si vous vous laissez faire, rejoignez moi dans les festins vêtus de votre véritable habit ! Au moins, on saura que vous êtes comme moi le vrai dindon poltron de la farce !

La foule était en colère, s'interrogeait à voix haute, racontait leurs malheurs, pestait sur ses maudits qui les gouvernaient. Le Fou se sentait étrange de dire tout cela, comme si ce n'était pas lui, mais il se devait de continuer. C'était Sa Volonté.