Deindre poussa un long soupir en écartant d’elle la flamme vacillante d’une chandelle. Décidément, ces notes ne lui apprendraient rien de plus que ce qu’elle savait déjà, et ce savoir était bien trop faible. L’annonce avait pourtant été prometteuse, pour guérir, on se hasardait désormais à ouvrir les plaies, chercher dans la chair, et tenter de rectifier le tir. A coup sur, cela devrait permettre sur le long terme de replacer les os brisés, et éviter des difformités qui résultaient d’une blessure si grave… cependant, ce traité qu’elle avait monnayé ne lui apprenait rien qu’elle ne sût déjà.

Des suppositions, un placement hasardeux des os du corps, et beaucoup d’enrobage linguistique pour dissimuler la faiblesse du raisonnement et des connaissances. Le corps humain était un mystère pour beaucoup encore… Si seulement pouvaient être pratiquées des autopsies… mais non ! Ces imbéciles du clergé avec leur résurrection de la chair s’y opposaient. Vraiment, c’était là une chose qu’elle ne comprendrait jamais.

« Deindre ! Deindre ! »

La petite voix s’eleva dans le noir, c’était Flavia, une gamine du quartier qui venait souvent dans les environs. Elle s’était prise de passion pour cette jeune femme toujours encapuchonnée, visiblement, qui avait si bien soigné les fièvres de sa mère. Deindre rabattit sur son front le capuchon qu’elle portait toujours, et autorisa la petite à entrer. La fillette semblait inquiète, apeurée. La Vampire l’attira à elle, la pria de lui racontait ce qui la mettait dans un tel état tout en l’enserrant de ses bras pour la calmer. Dans un sanglot, la petite fille se mit à parler.

« Je rentrais ce soir d’être allée chercher de l’eau avec mon frère, et nous avons vu un monstre, il buvait du sang ! Mon frère me traite de menteuse, mais moi, je le sais, je l’ai vu ! Je ne suis pas une menteuse, il y avait cet homme qui buvait du sang ! »

Elle était totalement paniquée, et Deindre sentit son cœur se déchirer. Les humains ne devaient pas avoir connaissance du monde des ténèbres, c’était pour leur bien, pour leur tranquillité. Comment faire à présent pour que la fillette oublie ce spectacle traumatisant ? Les arcanes de la mémoire n’étaient pas du ressort de la guérisseuse, elle ne se mêlait pas de faire sombrer des souvenirs dans les limbes, ou de modifier les sentiments d’autrui, c’était le corps et non l’esprit qu’elle apaisait par les pouvoirs de son sang, et cela, il lui fallait ne pas l’oublier. Elle n'était pas toute puissante, et la route était encore bien trop longue pour y arriver un jour...

Elle commença par tenter de calmer la petite, la rassurant, la laissant pleurer dans l’étreinte de ses bras. Il fallait que Flavia reprenne pied, qu’elle oublie ce souvenir. Si seulement un Semblable dans les environs avait ce pouvoir… Le monde de la nuit n’était pas fait pour les enfants, pas fait pour cette enfant là, en tous cas. La petite oscillait entre peur panique, et incompréhension , et c’était peut-être sur ce dernier point qu’il lui fallait jouer.

« Si ton frère n’a rien vu, peut-être n’as-tu rien vu non plus ? Tu sais, parfois, nos yeux nous abusent, nous croyons voir des choses, mais ce ne sont que des illusions et non la réalité. Est-ce que tu ne pense pas que tu as pu mal interpréter quelque chose que tu as vu?»

La petite s’écarta.

« Non ! C’était un monstre, je le sais bien ! »

La nuit à convaincre cette enfant allait être longue…

Alors que Deindre tentait de calmer la fillette, elle vit cet homme débarquer dans sa masure, ayant à peine frappé à la porte. Elle le distinguait mal dans la pénombre, mais il ne semblait pas dangereux. Elle était pour l’heure toute concentrée sur la fillette qui s’était éloignée d’elle, reculant involontairement vers l’homme. Il l’attrapa, se montra étonnamment doux avec la fillette. Etonnamment persuasif aussi.

Beaucoup trop persuasif à la vérité, Deindre en était convaincue. Fronçant les sourcils, elle observa la scène, et vit avec quelle aisance il convainquait la jeune fille de revenir sur sa décision. Cette pause dans l’interrogatoire, ce contact occulaire. La fille de Saulot avait entendu nombre de rumeurs sur ces pouvoirs de persuasion, ceux qui affectaient les actes et la mémoire, ceux qui assujettissaient presque la conscience. Oui, des pouvoirs de fourbes et de lâches, des pouvoirs d’Ombres et d’Usurpateurs.

Il avait fait usage de ce pouvoir, elle en était persuadée sans avoir la moindre possibilité de le prouver, la chose était frustrante au possible, et sans nul doute également bien mystérieuse. Qui était-il, et quel événement pouvait bien justifier tant d’apparitions de Caïnites chez elle ? D’abord ce Frère, à présent cet étranger ? Elle était trop facilement trouvable. Tout en se faisant cette remarque, Deindre écouta avec attention les paroles du nouveau venu. Bien, il était poli, c’était déjà cela, mais cela risquait de ne pas suffire pour qu’elle lui fasse confiance. Non, ce n’était pas que cela risquait de… cela ne suffirait pas !

Il se présenta comme un semblable, et cela, à vrai dire, elle l’avait bien vite compris. Cependant, elle n’était pas totalement inculte, ni totalement stupide, et savait par trop les dangers qui pouvaient régner dans les ombres. Son accueil ne pouvait être cassant, car le soin était sa vocation, mais elle n’accepterait pas de soigner tout le monde… Un Usurpateur… non, par exemple.

« Il n’est pas si tard, Etranger, vous êtes le bienvenu pour peu que que sache qui vous êtes. Un nom, une identité peut-être. Asseyez-vous donc, et contez moi ce qui vous a mené ici, car assurément, il y a une raison autre que médicale à votre présence sous ce toit, n’est-ce pas ? »

Deindre aimait à croire qu’elle avait un peu plus de clairvoyance que la moyenne vampirique, mais se savait loin des prédispositions de ses anciens. Elle était lucide et posée, examinait désormais avec attention à la lueur de la flamme ce visage encore jeune mais néanmoins grave, et cherchait à comprendre ce qu’il était, qui il était, et ce qu’on lui voulait.

Que lui dirait-il ? Que lui demanderait-il ? Son corps n’était pas blessé, c’était son âme qui devait être malade, mais de quoi ? Elle serait sans doute fixée lorsqu’il se remettrait à parler.

La plus jolie guérisseuse des environs sembla fort bien prendre la chose lorsque j’usai de domination sur la fillette. Cet oubli était sans nul doute salutaire pour l’enfant, et je priai pour que son frère n’ait pas de réminiscence tardive qui viendrait gâcher l’effet de l’oubli. On n’était jamais assuré, on ne savait jamais si véritablement la mémoire accepterait le changement, et ne se rebellerait pas, mais… pour ce qui concernait l’enfant, j’étais à la vérité plutôt confiant. Un esprit si jeune opposerait à ce petit désagrément d’autres souvenirs, et sa personne se reconstruirait doucement en incluant cet oubli dans le cours du temps.

Toutefois, Deindre n’était pas stupide, ou du moins n’arrivais-je pas à la concevoir en tant que telle, peut-être imprudente sur certaines choses, son nom par exemple, mais dans l’image idéale que je m’étais formé d’elle, c’était une Caïnite brillante, et l’endroit entier me confirmait ces dires. Une masure, une pauvreté sans nom, et pourtant une jeune femme si resplendissante et si attentionnée. Elle était charmante, véritablement charmante, la reine Genièvre et Iseut faisaient bien pâle figure à côté de celle que j’appellerai désormais Ma Dame.

Quelle douceur dans sa voix, quelle prévenance, sa présence affola mon esprit de l’entendre ainsi s’adresser, visiblement ignorante de mon identité, à celui qui avait commandité la mort de son Sire. Car je m’en doutais à présent, la Licorne mourante était son sire. A la vérité, je le comprenais, une si charmante enfant, j’aurai été moi aussi tenté de l’attirer sur la route de l’immortalité. Mais en tant que licorne et non Sorcière, elle était libre de ses actes et ses pensées, et un tel destin, bien que traquée par notre clan, me semblait pour sa personne bien plus envisageable.

Je remarquai le crucifix accroché à un mur, était-elle pieuse ? Sans doute pourrait-elle m’accorder le pardon un jour, mais pour l’heure… pour l’heure, il me fallait trouver une réponse satisfaisante à lui offrir. Il accepta le tabouret qu’on lui tendait, et y prit place, prenant soin de ne pas laisser la fièvre amoureuse enflammer son regard. La raison de cette visite n’était pas médicale, non, et il pouvait bien opter pour une semi-vérité.

« Je suis copiste de métier, Ma Dame, et me sont parvenues des listes de noms à l’atelier, on fait confiance à ma discrétion pour ces travaux. Votre nom était sur l’une d’entre elles, des Semblables savent fort bien qu’il y a une soigneuse de votre clan ici. J’étais venu vous en avertir, quand bien même je devrai risquer ma tête pour cela. Car à qui faire confiance en ces nuits trop noires ? Prenez la fuite, Ma Dame, cette guerre n’est pas pour ceux qui ne maîtrisent pas la lame. »

J’en disais trop, sans doute beaucoup trop, mais je n’aurai pas pu ravaler ces paroles. Loin de mes anciens, mon esprit retrouvait un peu de sa liberté, un peu de sa spontanéité. Ici, je n’étais qu’à demi, seulement, le jouet de mon clan, et mes élans d’affection pour cette forme fine et gracieuse étaient à nouveau en droit de s’exprimer. J’étais fasciné par son visage, oui, porté à l’irrépressible envie de protéger cette pauvre âme des affres du combat. Elle n’était pas guerrière, elle était trop jeune pour se mêler de ces conflits. J’aspirai à lui fournir la sécurité, mais… cela serait-il en mon pouvoir ? Elle ne serait en sûreté que loin de moi, loin de nous, de notre clan. Si mon cœur devait saigner, il saignerait, mais il lui fallait partir, oui, je devais la convaincre de fuir pour son salut.

Deindra marqua une longue pause tandis que les mots du Vampire tombaient dans la nuit. Elle tentait de réfréner le bouillonnement de sentiments contradictoires qui l’assaillait. Des questions, des dizaines de questions, ça oui, accompagnés de toute un nuancier d’émotions plus ou moins contradictoires. Son nom, il connaissait le sien, mais elle ignorait celui de l’étranger, son clan, c’était pour elle une nécessité absolue d’avoir cette connaissance là, et pourtant, elle ne pouvait pas l’exiger de lui. Sans doute était il plus âgé qu’elle, et se permettait ainsi d’ignorer ses questions. La guérisseuse l’écouta avec toute l’attention dont elle était capable, cherchant à déceler le sens caché de chacun de ses mots.

Un copiste, un lettré, voici qui déjà jouait en sa faveur, Deindre avait toujours eu un peu d’affection pour les hommes de lettres, et savoir que celui qui lui faisait face avait quelque habileté à l’écriture et quelque accès au savoir pouvait très bien s’avérer utile. Une liste qui lui était parvenue à l’atelier. S’il avait accès à ce genre d’informations, il devait être un Semblable reconnu. L’identité des Caïnites qui la cherchait était parfaitement claire, après tout, les Usurpateurs étaient en ville, restait donc à savoir comment cette information avait pu filtrer jusqu’au Vampire assit en cet instant chez elle. Première possibilité, il était lui-même du clan Tremere, mais… pourquoi venir la prévenir en ce cas ? Son inquiétude semblait sincère, ses mots sonnaient vrais également. Deuxième possibilité, il était du clan des Masques, et avait quelque sympathie pour son lignage.

Cette deuxième solution était à vrai dire, celle qui satisfaisait le plus la jeune vampire, cependant elle ne saurait y prêter crédit sans preuve. Elle ne connaissait pas particulièrement bien les pouvoirs du clan des Masques, et peut-être ce Masque-là avait-il accès à des pouvoirs qui ne lui appartenaient en principe pas ? La question méritait d’être creusée, bien entendu, car toute cette histoire semblait contenir bien trop de zones d’ombres pour être honnête.

« Je ne sais toujours pas qui vous êtes, vais-je devoir continuer à vous appeler Etranger toute la soirée ? Donnez-moi au moins un nom à défaut de me faire part de votre allégeance. »

La voix de Deindre se radoucit, dans un sourire, elle entreprit de lui répondre.

« Si vous savez toutes ces choses, laissez-moi accroître encore davantage votre savoir. Je ne partirai pas de la capitale, j’y ai des affaires à mener et à mettre en ordre. Votre prévenance me touche beaucoup, et je vous en suis reconnaissante, mais bien que ma main ne soit pas accoutumée à la poigne de l’épée, je ne puis prendre la fuite au cœur de la tourmente. Cette fuite me pèserait sur le cœur tandis que j’abandonnerais mes frères et sœurs à une mort certaine, je ne peux pas m’y résoudre. »

Elle secoua la tête, finalement, scrutant le visage du nouveau venu à la lumière d’une chandelle.

« Y a-t-il autre chose dont vous souhaiteriez me faire part ? N'avez-vous fait tout ce chemin que pour me prévenir? Ne puis-je vous offrir quelque chose en retour?»

Deindre écouta avec attention les égarements verbaux de Gilhem. Il était étrange, indéfinissable, et échappait à toute logique. Il lui demandait de fuir, et lui promettait son amitié, lui demandait de survivre…

Les mots la frappèrent en plein cœur, Deindre dut s’asseoir, le souffle un peu plus court qu’à l’accoutumée. Survivre comme revanche. Elle n’y avait jamais pensé, et ces mots, pourtant, avaient trouvé une place aisée dans son esprit, se frayaient un chemin dans son raisonnement, comme une pièce manquante d’un puzzle. La survie comme revanche, l’ascension comme victoire. Une telle chose était-elle seulement possible ? S’il ne restait plus personne à qui enseigner, cela serait-il une victoire ? S’ils étaient traités comme des parias sans honneur, leur survie serait-elle victorieuse ?

Comment ce semblable pouvait-il si aisément jeter le trouble en son âme, Deindre se le demandait ardemment, et ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas ce que cherchait ce semblable. Il semblait sincère dans sa proposition de l’aider, d’assurer sa défense, mais comment le ferait-il ? Il avait ce pouvoir sur les âmes, il était dangereux. Instinctivement, Deindre se méfiait d’une telle faculté, terrorisée à l’idée qu’elle puisse se retourner contre elle, et envahir son cerveau, une discipline de lâches, un pouvoir d’Usurpateur, oui. Voila ce qu’elle ressentait à l’endroit de ce type de puissance.

Il s’excusait, à présent, conscient qu’ils ne se connaissaient qu’à peine, qu’elle ne pouvait lui accorder une telle chose, qu’elle était en guerre, et qu’elle se devait de se montrer prudente.

« Gilhem, vos paroles sont sages, quant à ce qui est de survivre et elles méritent réflexion. Pensez-vous que cette seule survie soit une révolte suffisante sur cette engeance usurpatrice ? Pensez-vous que le simple fait d’être, sans avoir de privilège ou de poids politique pour faire ravaler leur crime à ces Démons, soit une vengeance suffisante ? Non, elle est trop douce à mes yeux. Nous sommes en guerre, Gilhem, nous sommes en guerre, et tous les Sorciers doivent périr pour absoudre leurs péchés… »

Deindre regarda un moment le vampire qui lui faisait face, jaugea de sa réaction, puis, en douceur, elle s’approcha, lui prit les mains, et ficha son regard dans celui du copiste, conscience confusément qu’elle courrait un danger par ce contact visuel. Mais elle devait savoir, elle devait le jauger.

« Gilhem, je ne peux vous accorder mon amitié qu’à la condition de l’honnêteté. Parlez-moi de vous. Dites-moi ce que vous êtes. Je suis en guerre, nous sommes en guerre, tous, à chaque instant, à chaque seconde. Comment puis-je vous considérer comme un ami si je ne sais rien de vous alors que vous connaissez tout de moi ? »

L’enfant de Saulot ne lâcha pas ces mains, resta immobile près du Semblable. Se déciderait-il à parler, ou faudrait-il qu’elle l’y aide ? Ce soir, elle était partagée entre l’urgence de la guerre, l’imminence de la guerre, la nécessité de combattre l’ennemi et la douceur d’avoir peut-être trouvé un compagnon de route, pour un temps, peut-être.

« Permettez que je commence, je m’appelle Deindre, vous le savez déjà, je suis une fille de Saulot depuis une trentaine d’années, déjà. Je suis guérisseuse, vous le savez également, et visiblement suffisamment stupide ou imprudente pour vous faire part de cela sans vous connaître. Vous me semblez à la fois dangereux et inoffensif, je suis certaine que vous avez une grande puissance, pourtant j’aime à croire que vous éprouvez une certaine sympathie à mon égard. Ce qui vous a conduit jusqu’ici. Cela m’amène à deux questions. Qui êtes vous véritablement, et nous sommes-nous déjà rencontrés ? »

La réponse serait sans nul doute décisive, restait à voir si elle plairait à Deindre ou non, et cela, elle n’en avait aucune idée avant que la chose soit formulée. Elle ne lâcha toutefois pas le regard du Copiste, priant pour qu’il ne tente rien.

Deindre était immobile, ce jeune fou agenouillé devant elle, lui prononçant des paroles incompréhensible… ou alors bien trop chargées de sens au contraire ? Elle ne parvenait pas à saisir la logique de ce propos, et avait beau tenter de laisser l’affect de côté, elle ne parvenait pas, à la vérité, à aligner deux pensées cohérentes. Le mot usurpateur, accolé à celui de Sire, avait achevé de la plonger dans un état second de peur et de haine mêlée. Au creux de son ventre, la colère grandissait, une exécration si grande, si forte, si puissante qu’elle ne parvenait pas à s’en débarrasser, qu’elle ne pourrait se contrôler bien longtemps si les choses demeuraient en l’état.

Il lui fallait de la rationalité, cette chose-même dont elle déplorait l’absence dans les traités de science qu’elle aimait à lire, cette même chose dont elle ne parvenait pas à faire la moindre preuve. Bon Sang ! Que pouvait-elle y faire ? Que devait-elle faire ? Tout ceci n’avait pour la fille de Saulot, pas la moindre logique, et surtout, surtout, il y avait cette haine et cette douleur mêlées. Le meurtrier de Jehan… Son assassin… Qui l’avait épargné elle ? Un hoquet de surprise la prit, ou bien était-ce de la douleur ? Elle cherchait à retrouver le sens de ses priorités. Et soudainement, elle le retrouva, clair comme du cristal.

Elle était ici en quête de vengeance après tout. Et voici qu’il venait s’offrir à lui… Etait-ce concevable ? Il l’avait selon ses dires, épargnée, était-ce la vérité ? Cela avait-il une logique ? Si véritablement, il avait commis ce crime, son clan aurait dû le juger, non ? Les Usurpateurs bénéficiaient de beaucoup de surnoms, mais leur réputation de rigidité hiérarchique transparaissait dans tous.

Elle s’écarta, davantage par peur de céder au bouillonnement de fureur qui la poussait à sauter à cette gorge dénudée, plutôt que par réelle haine du Semblable. Deindre se leva, extirpa une lame un rien plus courte et légère que la moyenne, et la brandit, le bras tremblant, pointe fichée à la gorge du Tremere resté agenouillé.

« Vous m’avez épargnée ? Alors laissez-moi faire de même. Partez, Gilhem, et ne recroisez jamais ma route. Comment pourrais-je vous laisser prendre soin de la fille à qui vous avez ôté le père ? Ce n’est pas votre rôle, ce n’est pas de votre ressort. Si vous l’avez espéré, détrompez vous. Je ne vous hait pas, Gilhem, et votre mort serait une vengeance trop douce pour la mort que vous avez répandue sur votre passage. Mais partez. Partez ou j’userai de cette lame. »

La lame oscillait en douceur, signe du trouble de la jeune femme. Sa position n’était pas guerrière, elle n’avait que les rudiments du maniement de cette épée, et n’aurait jamais su se défendre contre ennemi aguerri. Mais Gilhem était à genoux, et leurs regards se croisaient, que pouvait-elle faire d’autre que cela ? Il fallait qu’il parte, par pitié. Il fallait qu’il se mette hors de la portée d’une bête avide de sang qui s’éveillait en elle et réclamait son dû. Une vengeance aveugle et folle, qui détruirait tout ce qu’elle avait cherché à construire ici. Son regard était sans doute un rien suppliant. Qu’il s’en aille, qu’il lui laisse le loisir de trancher dans une sérénité plus grande.

Tant qu’elle le voyait, l’envie irrépressible de lui lacérer le visage la prenait, d’arracher de ses crocs sa chair, et d’aller chercher le pardon à la naissance de sa gorge. Cela, elle ne le pouvait pas. Il lui fallait se contrôler, cela était nécessaire, mais bon sang, que c’était ardu !

Deindre vit en tremblant ce qu’elle savait désormais être un Tremere se lever en mettant en évidence ses mains comme un repris de justice. Il ne semblait pas éprouver le désir de se battre ni même quelles velléités de fuite. Allait-il partir ainsi qu’elle le lui avait demandé ? Comme le désir d’apporter la mort se faisait sentir dans les veines de la jeune semblable. Un désir malsain de tuer, de réduire en cendres… Bon sang, le bouillonnement de son âme, elle devait l’apaiser, Solomon le lui avait dit, elle s’y était engagée. Ne pas tuer par haine ni par colère… Deindre tâcha de se rattacher à cette pensée, puis la voix de Gilhem s’éleva, douce et insistante, étonnamment persuasive.

Ce pouvoir de persuasion, cette influence qu’il avait déjà eue sur cette fillette. En posant sa lame, et en s’asseyant pour écouter le Copiste, elle se faisait cette étrange remarque. Avait-elle faibli quelque part ? Sa volonté s’était ployée, oui, cela, elle le percevait très nettement à présent qu’il parlait, avec une certaine sagesse, il fallait l’avouer, un certain élan de cœur.

Mais il était Tremere, il était un usurpateur, et il avait sur les mains le sang de Jehan. Cette pensée suffit à la jeune Caïnite pour voir ses sens s’embraser à nouveau, et la colère déchirer son âme et son cœur. Le souvenir de Solomon, immobile sous les astres se superposait à celui de son Sire tombé à la guerre, terrassé et torturé par de jeunes semblables. De jeunes sorciers qui, répétant les erreurs de leurs pères, avaient à leur tour commis l’amaranthe… Quelle triste époque, vraiment !

Ne pas lui en vouloir, voici quelle était sa demande. Comment Deindre aurait-elle pu le lui accorder ? Comment aurait-elle pu faire cela ? Il était pour elle impossible d’envisager sereinement l’ombre protectrice d’un Tremere, impossible de voir en lui un allié. Il n’était peut-être pas le pire des siens, sans doute trop fidèle à son clan, mais… Elle ne pouvait tolérer une telle chose. Elle avait vu dans ses actions précédentes sa capacité de persuasion, il lui fallait trouver désormais une parade à ce pouvoir. Devait-elle feindre d’accepter, puis se rendre quérir Solomon ? La chose était sans doute la plus certaine, la plus logique à faire. Cette guerre, elle ne pourrait la gagner en écumant de rage… Et c’était pourtant la rage qui dévorait ses entrailles, toute prête à un débordement.

Les mains de Deindre tremblaient, sa gorge s’asséchait à mesure qu’elle se battait pour conserver son calme. Dans un geste machinal, elle tordit ses doigts, les entremêla, puis parla d’une voix tremblante.

« J’ai compris ce que vous aviez à dire, Gilhem. Vous restez nénamoins un Usurpateur, et je ne puis vous donner ainsi ma confiance. Vous auriez pu me mentir, me cacher votre clan, vous ne l’avez pas fait. Votre franchise est la cause d’un grand émoi. Restons-en là pour ce soir, s’il vous plaît. Faites-vous discret les nuits à venir, laissez-moi le temps de la réflexion, je ne saurai arrêter un choix précipité. Laissez-moi l’indication du lieu où vous trouver, et je viendrai à vous. En vengeresse ou en amie, mais je viendrai. »

Déjà, ses pensées s’envolaient vers le conseiller. Il allait y avoir beaucoup à dire, oui, c’était une certitude.