Il y avait plusieurs catégories de clients. Il suffisait d'être attentif et jour après jour, petit à petit, on apprenait à les distinguer. De cette reconnaissance on en retirait le savoir. Savoir quoi leur dire, quoi leur présenter, comment les traiter, comment les faire revenir. Certains oscillaient entre plusieurs catégories, certains échappaient à toute tentative de les appréhender. Le commerce était un jeu, au même titre que la politique. Souvent commerce et politique ne faisait d'ailleurs qu'un.

Il y avait les clients réguliers. Ceux qui avaient développer tellement d'aise et qui ressentaient tellement peu de gênes qu'ils venaient ici comme s'il s'agissait d'une extension de l'Elysium ou de leur propre refuge. En soit c'était vrai, et c'était une des plus grande réussite de Mlle Adèle. Son établissement de boisson était effectivement devenu un Elysium mineur et officieux. Ils connaissaient et appelaient même certains employé par leur nom. D'autres étaient plus distants et plus froids mais tout aussi à l'aise. Ces clients étaient les plus sûr car souvent ils étaient les plus aptes à parler et à faire part de leurs choix. Beaucoup de Toréadors et de Ventrues parmi eux. Quelle surprise.

Il y avait les clients rétifs. Ceux qui n'assumaient pas encore leur présence en ces lieux et dissimulaient leur gêne sous un détachement poli plus ou moins réussi. Ils se sentaient obligé de revenir mais ne parvenait pas encore à se défaire du trouble que cela leur causait. N'osant pas mimer l'aisance débordante des clients réguliers ils optaient pour plus de réserve. L'objectif était de respecter cette réserve, du moins en apparence, pour les pousser discrètement à devenir des clients réguliers.

Il y avait les nouveaux venus. Ceux qui venaient boire pour la première fois. Souvent mal assurés bien qu'ils en laissent rien paraître. C'était ceux qui attendait à l'entrée qu'on les guide et qu'on les prenne en charge. Ceux là étaient à la fois les plus malléables et les plus risqués. Une mauvaise passe et on pouvait perdre définitivement un consommateur. Mlle Adèle se chargeait souvent d'accueillir elle-même ces nouveaux venus. Parfois ils obtenaient ce statut avant même de pénétrer dans l'établissement, quand un bon mot était prononcé à l'Elysium au cours d'une conversation.

Il y avait les mauvais clients. Ceux qui n'avaient pas trouvé ce qu'ils cherchaient, n'avait pas apprécié le service ou s'était disputé avec les mauvaises personnes. C'est fou le nombre de Malkaviens qui se comptaient parmi eux.

Et puis il y avait les autres. Ceux qui ne venaient pas et qui ne viendraient jamais, pour une raison ou une autre. Ceux dont la présence en ces lieux était tellement improbable qu'elle ne pouvait être signe que de complication les rares fois où ils franchissaient malgré tout le seuil de la porte.

Dame Cécilia, Sénéchal du Prince et pratiquement Prince par intérim selon certains, était en tête de liste de cette catégorie.

Mlle Adèle fronça les sourcils. Elle avait à peine cru son garde du corps quand il était venu lui annoncer l'arrivée de la Brujah. Cécilia ne venait certainement pas pour consommer. Pas elle, ce genre de mondanité ne lui ressemblait pas du tout. Soit elle espérait des informations, comme du temps où elle était encore Fléau de la Cour, soit elle venait pour parler autre chose. De politique à tout hasard. Dans tous les cas cela promettait pas un moment des plus agréables. Cécilia était dure en affaire.

"Gidéon" Souffla Adèle à l'intention de son garde du corps, sans cesser de fixer la sénéchale debout et impassible au milieu de la salle d'attente. "Introduis la au petit salon et dis à quiconque me demande que je ne suis pas disponible."

Le colosse blond et taciturne s'inclina raidement avant de se diriger droit vers la Brujah plus loin. Adèle, de son côté se rendit directement dans le fameux petit salon histoire de préparer la pièce à l'avance. Ce n'était pas une salle de consommation mais bien un lieu de réunion. Une petite pièce confortable et richement meublée mais bien plus sobre que le corps principal de l'établissement. Une à une Adèle alluma les différentes chandelles des quatre candélabres qui occupaient les différents coins de la pièce. Cette confrontation au feu et à la lumière honnie était un bon préambule aux discussions qui avaient lieu entre ces murs. Lorsque Cécilia fut introduite Mlle Adèle se trouvait déjà assise à un des fauteuils sculptés qui encadrait une table ronde massive. Elle se leva à l'approche de la Sénéchal.

"Dame Cécilia, vous me faites un grand honneur." Dit-elle poliment en s'inclinant comme le protocole l'exigeait. "Vous n'êtes pas une habituée de mon établissement aussi je suppose que vous n'êtes pas venu pour vous restaurer. Puis-je malgré tout vous proposer quelque rafraichissements ?"

Cette rencontre, Adèle devait bien l'avouer, n'était pas une surprise. Elle s'y était résigné depuis quelques mois déjà et savait qu'étant donné la situation il s'agissait d'un mal nécessaire auquel elle ne pouvait pas échapper tout autant qu'une épreuve à réussir. Alexandre disparu, la Sénéchal reprenait les rennes du pouvoir. Malgré sa prestance Cécilia elle était loin de posséder l'autorité et la poigne du Mathusalem Ventrue. Alors que l'ombre de ce dernier persistait à la Cour, décourageant pour quelques temps encore les ardeurs et les ambitieux, une certaine agitation s'emparait petit à petit de la communauté caïnite de Paris. Il était temps pour la Brujah d'offrir à sa régence des bases solides. Qui sait combien de temps Alexandre pouvait rester absent après tout ? Des mois ? Des années ? Des siècles ? Non, d'une manière ou d'une autre elle devrait composer avec elle. Avec chaque membre du Conseil. Mais venait-elle en amie ou en ennemie ?

D'un geste ample de la main Mlle Adèle convia son auguste invitée à prendre place dans l'un des fauteuils entourant la table ronde. Elle-même revint à sa place, droite et digne.

"Je vous en pris madame, vous êtes là pour ça après tout."

Cécilia avait pris son temps avant de demander une entrevue avec la Séthite et on pouvait extrapoler de cet intervalle toute sorte de spéculation. Était-ce de l'hésitation ? Du dédain ? De la négligence ? Prudence, Cécilia avait passé des années à servir Alexandre en tant que Fléau. La douceur qui émanait de ses mots et de ses gestes était un masque pour dissimuler sa vraie approche. Le moindre faux pas pouvait attiser ses soupçons et sans l'Ancien pour la retenir qui sait quelle folie pouvait naître du sang trop chaud des Brujahs ? Son aura demeurait obstinément bleu clair, tout devait être fait pour qu'elle s'en aille auréolé du même éclat.

"Je dois bien avouer une certaine surprise", commença Adèle, profitant de sa position d'hôte pour ouvrir la conversation, "si je m'attendais effectivement à cette rencontre, je pensais que vous me convoqueriez à l'Elysium."

Elle laissa sa phrase en suspend. Une telle décision de la part de Cécilia pouvait elle aussi être lourde de significations. Toutefois inutile de la titiller pour l'instant.

"Avons-nous des nouvelles de son Altesse ?"