Pris au dépourvu dans sa contemplation des lieux, et sans d’autre alternative que de se laisser choir en la Seine, à l’arrivée des premières lueurs matinales, la curieuse chimère, paraissant taillée dans le roc, disparut sous la vase après un frisson de répugnance face au contact avec cette boue immonde, avant de sombrer, enfin, toute engourdie, dans un profond sommeil.

***

Les murs étaient envahis d’étrangers de hauberts et de capes blanches vêtus, épées et arcs à la main pour ceux dont l’apparence trahissait la Damnation, des torches dans celles de leurs suivants. Tandis que l’horizon baignait d’un doux vermillon à l’ouest, les ténèbres avalant patiemment l’azur du firmament, maîtres, habitantes et serviteurs du couvent se voyaient pris de court, et toute opposition se vit brisée dans le sang et les flammes.

Alors que les Sorciers rescapés s’étaient réfugiés dans leur bibliothèque, scellant par leurs arts les accès, les assaillants ne s’en échaudèrent guère et mirent le feu au sanctuaire, prenant au piège les derniers survivants en leur bastion, détruisant sans la moindre pitié ceux qui tentaient de fuir le brasier et réduisant en cendres le savoir de la Fondation. Soudain, un visage étrangement familier, serein et noble, se glissa de la fournaise. Il s'agissait d'un homme, dans la force de l'âge, une chevelure aux reflets boisés tombante, l'œil vif bien qu'amical, qui posa alors sa main sur la Gargouille, et l’étreignit dans la fournaise de l'incendie.

Pris de panique et se débattant comme un diable face à cette vision d’horreur, la créature s’extirpa de son linceul boueux, et, apaisé par son immersion, recouvrant ses esprits, elle remonta vers la surface. L'être ne se trouvait plus au couvent, mais en plein cœur d’une cité, s’étendant à perte de vue …

Sortant du fleuve, et s’ébrouant sur une berge verdoyante, le Sourguet profita de la noirceur de la nuit pour rejoindre à pied l’édifice en construction qui avait éveillé en lui une fascination et une potente ferveur, prenant bien garde à disparaître aux yeux des rares passants, leur portant un intérêt d’autant plus vif que les affres de la veille l’avaient affamé, et que, bien que n’ayant jà bu à leur gorge, il savait leur sang savoureux.

Ce fut lorsque son regard se posa sur une serveresse sortant en pleurs d'une maison bourgeoise, poursuivie par les cris d'un vieillard, que la porte se rabattant fit taire, que la bête perdit sa contenance. La fille, les cheveux de paille emmêlés, n'était pas particulièrement gracieuse, l'on pouvait même la plaindre, à l'épuisement tout peint sur sa chère, cependant ce ne fut point la compassion qui l'incita à la suivre, mais sa joue cramoisie du fait qu'on venait de la gifler, chose qui attisait d'autant plus son appétit.

Grondant en son sein, une puissance redoutable, telle une masse grouillante en sa chair, l'exhortait à agir sans délai, or ce serait faire fi du guet et de tout autre témoin, et la Gargouille le savait, elle ne le pouvait, même si y celle en aurait voulu autrement.

Observant donc sa proie s'éloigner vers le pont sud de l'île, avec la crainte qu'elle ne le distance, le Sourguet se glissa jusque dans une rue adjacente, et bien que famineux, un sourire malfaisant retroussa ses babines, révélant une rangée de seules canines acérées, alors qu'il la vit s'y asseoir, sanglotant tout en scrutant un horizon qu'elle ne pouvait point voir en ce moment.

Un coupe-jarret passant juste sous le nez de la chimère – sans même l'apercevoir, bien qu'accroupie elle ne mesurât qu'une tête de moins que le gredin – surprit tant la créature qu'elle l'agrippa de ses serres et le plaqua tout contre la façade, bâillonnant sa prise de ses griffes pour ne point qu'elle n'alarme le voisinage.

Fort heureusement, il ne semblait y avoir d'autres Mortels à portée de vue que la souillon, aussi, après avoir désarmé l'homme, arrachant sans effort sa ceinture et la jetant, elle et le gourdin qu'elle portait, dans la boue, le chasseur alla mener son gibier loin des regards indiscrets, dans l'ombre d'un passage menant aux berges de la Seine, soulevant le détrousseur à bout de bras, le tenant toujours par la tête, comme s'il s'agissait d'une miche de pain. L'homme affolé s'agrippait désespérément au bras du démon pour soulager son cou d'autant de charge, frappant son ravisseur de sa botte sans cependant même à parvenir à l'adommager.

N'y tenant plus, le Damné plongea ses dents dans l'épaule du jeune homme, maintenant qu'il le serrait tout contre lui-même de ses deux solides bras. Or, ce fut un nectar suave qui caressa le palais du cornu, non pas l'amertume des bêtes dont, jusqu'alors, le Sourguet avait dû se contenter.

Un léger tintement métallique força la créature à abandonner sa proie, qui, à cœur failli, se laissa choir en la boue. Un homme d'armes en armure de plates faisait face au Damné, prêt à frapper, et l'inconnu – d'altière contenance – exigea alors dudit "esclave" tout enformement quant à ses présumés despotes.

Or, le Sourguet entendait bien que l'homme le menaçant en savait bien assez sur les Gargouilles et leurs origines pour ne pas être un simple Mortel, ce qui éveilla la curiosité de la Chimère. Qui ce Caïnite pouvait-il bien être, et comment l'avait-il aussi promptement débusqué ? Cependant, ce qui l'accaparait le plus demeurait de savoir s'il pouvait se fier ou non au porte-bataille, aussi se montra-t-il prudent.

"Je ne saurais dire s'il y a en cette cité quelque Sorcier ... Toutefois, je peux vous assurer que vous n'y verrez point ma maîtresse. Les Licornes s'en sont chargé."

Les réactions de l'inconnu à l'usage de tels termes pouvait, si y-celui ne tentait de les voiler, de quelque peu renseigner le gardien à son sujet, bien qu'il puisse aussi s'agir d'une fourberie visant à le tromper. Il n'attendait néanmoins que peu de choses de la part du guerrier ...

Il était cependant très étrange au Sourguet de tenir tel langage au sujet de celle que son cœur pleurait hui, et l'irrespect qu'il ressentait en sa propre voix lui aurait jadis été impensable. Le serviteur ne pouvait s'expliquer telle effronterie, or la Dame qu'il avait vu par les flammes périr – que ce soit en songe ou bien de fait – ne le gouvernait plus, maintenant qu'il s'était trouvé tout autre Seigneur à servir ...

"N'est-ce qu'une affreuse confusion, ou bien comptiez-vous m'occire de cette lame ? J'en serais navré ..."

Le ton soutenu par la créature inquiétante ne se révélait pas autant discourtois qu'amusé. Pour quelque raison que ce soit, cette situation ne l'embarrassait pas le moins du monde, probablement car cela devait faire bien longtemps que qui que ce soit ne lui avait adressé la parole avec autant de considération.

Pourtant, s'il s'avérait que le gentilhomme en voulait bel et bien à sa Non-vie, l'esclave se montrerait intraitable, à moins qu'un peu de bon sens ne lui dicte de s'éclipser ...